Quelque chose me parle qui me somme de l'écouter
L’immobilisme me guette et m’assaille, je me fige dans les journées mouvantes. Quand je sors pour porter mon fils à l’école ou pour aller le chercher, il me semble que le vent sur ma peau me guérit, mais je me pétrifie de nouveau sitôt que je remets les pieds chez moi. Je ne sais pas ce qui m’empêche de bouger. Les objets s’éparpillent encore, comme toujours, sur le plancher et les tables, plus vivants que moi. Devant les autres, rien n’y paraît, car par miracle, ils me guérissent eux aussi : être dans leur regard me rend la vie. Je sais encore prendre soin, m’occuper de mon enfant est une chose que je connaîtrai toujours par cœur. Aimer donne du courage et de la force.
Dans la famille, les femmes vieillissantes sont belles, si belles que cela fait invariablement dire aux plus jeunes que leurs mères, leurs tantes sont plus jolies qu’elles. Le visage de ma tante Marie est d’une douceur inouïe. Quand je l’ai vue, cet été, tout près de Matane, elle était immobile dans sa chaise comme le sont beaucoup de femmes et d’hommes dans la famille, c’est une maladie qui court et nous attrape pour nous clouer lentement au sol, une maladie qui porte un autre nom que la dépression, une qui s’attaque aux muscles. J’ai peur qu’elle m’attrape moi aussi, mais peut-être que je cours plus vite que je pense. En tout cas, Marie a le visage de la douceur et ses yeux sont bleus comme le fleuve que je l’emmène voir, ce jour-là. Le fleuve n’est pas loin, le soleil d’août est chaud et le vent balaie les visages. Elle a un châle sur les épaules. Mon amoureux se baigne avec nos enfants dans l’eau glacée. Marie et moi nous les regardons avec nos yeux qui aiment. Le corps de Marie n’a plus beaucoup de forces, peut-être n’en a-t-il en fait aucune, et cela me fait un tel choc que je pleure longuement ce soir-là.
Sur le chemin vers la nuit qui vient, nous nous arrêtons devant une grande chute dont l’écume bruyante se fracasse contre les rochers impassibles. Elle ne tarira jamais, c’est évident. Le lendemain matin, les corneilles nous réveillent trop tôt, j’apprends qu’elles chantent toujours avant les autres. Elles crient si fort que l’aube se fend.
Nous reprenons la route vers Montréal. Les couchers de soleil sur le fleuve nous accompagnent encore un peu, puis non.
Hier soir, Marie est morte.
Je pense à son visage doux et à ses yeux bleus comme le fleuve, à son corps sans force et à la vie qui courait le long de ses grandes mains.
Ce soir, je crois que si je suis immobile chez moi depuis des semaines, c’est que quelque chose me parle qui me somme de l’écouter.