Au moins.

C’est une conversation trop tard le soir, dans un petit lit d’enfant où la mère est venue lui souhaiter de beaux rêves. 

L’enfant est triste et la mère le sent. Elle sent le corps fébrile de l’enfant, comme sur le point de chavirer, et les larmes qui guettent la faille dans l’équilibre précaire du cœur. Elle dit: qu’est-ce qu’il y a, de la voix la plus douce possible. Rien, dit l’enfant, et pourtant il se met à pleurer en silence, comme si pleurer trop fort allait lui faire mal. Ensuite il raconte tout bas, l’histoire triste du livre qu’il est en train de lire, puis la petite souris dans la cuisine qu’il faudra tuer. La mère dit qu’elle comprend et qu’elle aussi a de la peine pour la petite souris. Elle serre l’enfant dans ses bras et elle attend, mais la tristesse ne passe pas. L’enfant murmure comme s’il voulait qu’on ne l’entende presque pas: il n’y a pas juste la petite souris. 

Il y a des gens qui meurent. 

La mère faillit. La mère tombe aussi. La mère est secouée de sanglots silencieux. Elle n’a pas de mots pour consoler de la guerre ni de la laideur de l’homme. Elle serre l’enfant plus fort et les larmes coulent en silence pour ne pas déranger la nuit. 

La mère dit l’impuissance et la tristesse, elle dit l’amour et la beauté de prendre soin des gens qu’on aime. Elle dit: au moins. Elle dit: moi aussi je suis triste.

Toute la nuit, puis tout le lendemain, la mère est emmurée dans la peine silencieuse, même si l’enfant est de retour dans l’enfance. Alors elle se dit: au moins, le dire.

Quelque chose me parle qui me somme de l'écouter

L’immobilisme me guette et m’assaille, je me fige dans les journées mouvantes. Quand je sors pour porter mon fils à l’école ou pour aller le chercher, il me semble que le vent sur ma peau me guérit, mais je me pétrifie de nouveau sitôt que je remets les pieds chez moi. Je ne sais pas ce qui m’empêche de bouger. Les objets s’éparpillent encore, comme toujours, sur le plancher et les tables, plus vivants que moi. Devant les autres, rien n’y paraît, car par miracle, ils me guérissent eux aussi : être dans leur regard me rend la vie. Je sais encore prendre soin, m’occuper de mon enfant est une chose que je connaîtrai toujours par cœur. Aimer donne du courage et de la force.

Dans la famille, les femmes vieillissantes sont belles, si belles que cela fait invariablement dire aux plus jeunes que leurs mères, leurs tantes sont plus jolies qu’elles. Le visage de ma tante Marie est d’une douceur inouïe. Quand je l’ai vue, cet été, tout près de Matane, elle était immobile dans sa chaise comme le sont beaucoup de femmes et d’hommes dans la famille, c’est une maladie qui court et nous attrape pour nous clouer lentement au sol, une maladie qui porte un autre nom que la dépression, une qui s’attaque aux muscles. J’ai peur qu’elle m’attrape moi aussi, mais peut-être que je cours plus vite que je pense. En tout cas, Marie a le visage de la douceur et ses yeux sont bleus comme le fleuve que je l’emmène voir, ce jour-là. Le fleuve n’est pas loin, le soleil d’août est chaud et le vent balaie les visages. Elle a un châle sur les épaules. Mon amoureux se baigne avec nos enfants dans l’eau glacée. Marie et moi nous les regardons avec nos yeux qui aiment. Le corps de Marie n’a plus beaucoup de forces, peut-être n’en a-t-il en fait aucune, et cela me fait un tel choc que je pleure longuement ce soir-là.

Sur le chemin vers la nuit qui vient, nous nous arrêtons devant une grande chute dont l’écume bruyante se fracasse contre les rochers impassibles. Elle ne tarira jamais, c’est évident. Le lendemain matin, les corneilles nous réveillent trop tôt, j’apprends qu’elles chantent toujours avant les autres. Elles crient si fort que l’aube se fend.

Nous reprenons la route vers Montréal. Les couchers de soleil sur le fleuve nous accompagnent encore un peu, puis non.

Hier soir, Marie est morte.

Je pense à son visage doux et à ses yeux bleus comme le fleuve, à son corps sans force et à la vie qui courait le long de ses grandes mains.

Ce soir, je crois que si je suis immobile chez moi depuis des semaines, c’est que quelque chose me parle qui me somme de l’écouter.

Scénario

Intérieur jour. Matin.
Il pleut. Ça coule à l'intérieur de ma maison. Je m'en rends compte parce qu'une goutte me tombe dessus alors que je regarde par la fenêtre. Il faudra réparer ce qui est brisé. Je ne sais pas quoi, ni quand, ni comment.

Intérieur jour. Temps gris.
L'ordinateur me jette sa lumière blafarde au visage. Je règle des choses, mais je ne sais pas exactement lesquelles, ni pourquoi.

Intérieur jour. Plus tard.
Je parle au téléphone. Le ton de ma voix indique que tout change. Quelque chose de haut perché suggère qu'il faudrait peut-être arrêter de regarder les nouvelles.

Intérieur jour. Encore plus tard.
Je me verse un verre de vin. Je le dépose à côté de la tasse de café. Je ne regarde pas l'heure.

Intérieur jour. Milieu d'après-midi.
Il dit: je m'ennuie de lui. Je veux le voir pour vrai. Je ne veux pas l'appeler. Je veux le voir. Il dit: ça va durer toute la vie.
Il part se cacher sous les couvertures.
Il a 7 ans.

Intérieur jour. Fin d'après-midi.
Je crois que dehors les oiseaux chantent, mais je ne suis pas certaine. Nous allons sortir.

Extérieur jour.
Extérieur jour.

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Très courtes histoires pour survivre au mois de janvier (ou comment mon cerveau me balance toute la journée des souvenirs sans prévenir pour me sortir de cette aridité)

Je suis à Istanbul. Une vieille femme fait descendre, du cinquième étage où elle habite, un panier d’osier par la fenêtre au bout d’une corde robuste. Dans la rue, juste en bas, le vendeur de fruits prend l’argent, remplit le panier. Son camion déborde de couleurs vives. Je regarde la vieille femme qui tire, et le panier qui remonte.

Je regarde la mer. À cet endroit, la plage tombe brusquement en pente raide et les vagues immenses et puissantes semblent creuser dans le sable un précipice. Il ne faut pas se baigner dans cette mer. Elle happe.

Je reviens de l’école primaire. J’ai très froid parce que c’est l’hiver et que je suis mal habillée. Au coin des rues Hutchison et St-Joseph je remarque soudain le son que font mes pas dans la neige. Je suis happée par le silence magnifique et je cesse immédiatement d’avoir froid. 

Je suis au Brésil. Dans la cour d’une toute petite maison où un vieil homme qui tire les cartes et nourrit les déesses discute avec mon amoureux, je regarde un coq et quelques poules se promener. La rumeur de la rue bondée me parvient.

Je suis dans un grand bazar. Je passe beaucoup de temps à choisir une belle courtepointe pour la ramener chez moi à Montréal. J’hésite beaucoup. Je finis par choisir. De retour à la maison, sortie de son contexte bariolé et des odeurs d’épice, elle ne me dira plus rien et prendra la poussière dans l’armoire.

Je le rencontre dans un bar au Chili. Nous buvons des caipirinhas. L’amour que nous ferons sera vite oublié. Au matin, il partira en disant qu’il faut qu’il aille acheter des souliers propres pour son nouveau travail.

Je pars tôt le matin pour l’école secondaire et les mots de ma vie s’écrivent tout seuls dans ma tête pendant que je marche sur le trottoir. Je me demande s’il n’y a pas plus de mots dans ma vie que de vie réelle. Cette question m’occupera jusqu’à aujourd’hui.

Sous l’arbre immense qui ploie sous la canicule je trouve tes bras ouverts qui se referment sur moi. C’est la première fois et il me semble que ce ne sera pas la dernière. J’ai raison.

C'est le milieu de la nuit et je tiens la barre toute seule sur le pont d'un grand catamaran. Je ne vois pas la terre et les frontières de l'immense voûte étoilée se perdent dans les frémissements sombres de la mer. Pour une fois, le silence est partout et je n'existe plus.  

Istanbul 2008.

Istanbul 2008.

Courage

Il regarde par le petit trou de l’évier, le trop-plein. Il regarde longtemps puis il dit:  C’est incroyable! Je regarde à mon tour. Derrière le trou, c’est vaste. Vaste comme un endroit dont on ne voit pas les contours, ni murs, ni plafond. Tout au fond il y a des quenouilles. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas qu’il y ait une pièce derrière le trou, dans ma maison d’enfance, et je ne comprends pas que cette pièce soit si humide qu’il y pousse des quenouilles. Je me dis qu’un très grave problème d’infiltration d’eau sévit dans ma maison depuis très longtemps et qu’il faut absolument faire quelque chose.

Étonnamment, pendant que je cherche des explications, mon voisin ne se préoccupe de rien. Tout au plus trouve-t-il cela curieux. Je cherche derrière les murs et regarde par les fenêtres pour découvrir par quel mystère se cache une pièce derrière le trou du lavabo. Je regarde à nouveau et je vois maintenant plus clairement que les quenouilles tout au fond poussent dans un petit marécage, et qu’au premier plan il y a des arbustes un peu rabougris, et qu’une sorte de lande s’étale entre les deux, et qu’au-dessus d’elle de très lourds nuages gorgés d’eau grise pèsent de tout leur poids. C’est désormais tout un paysage qui se déploie sous mes yeux, un paysage magnifique et terrible à la fois.

Et je ressens soudain profondément que ce que je vois là, par le petit trou du lavabo, est un présage de fin du monde.

Et puis je me réveille. Mon premier rêve de l’année me poursuit depuis. Je peux revoir le paysage en fermant les yeux. Derrière mes paupières closes je vois les nuages bas et l’écrasante humidité, la maigre végétation et la beauté terrible qui émane de tout cela, déposée là comme une promesse.

 ***

Je suis habitée par l’idée de la mort depuis quelques temps. Je ne ressens pas cette idée comme négative ou affolante, mais plutôt comme quelque chose d’inévitable, d’inéluctable, de vrai. Il y a la mort dans tout ce qui est vivant, comment avais-je pu ne pas m’en rendre compte avant?

Dans mon rêve, le présage de fin du monde n’était ressenti que par moi. Pour l’homme à côté de moi, tout cela n’était qu’une curiosité, rien de plus. C’est peut-être, finalement, ce qui m’a donné le sentiment que le paysage de l’autre côté du trou parlait de bien autre chose. Dans Melancholia, de Lars von Trier, il y a aussi cela: qui sait? Qui ne sait pas? Qui nie? Qui accepte, finalement, de voir les choses en face? Qui construit l’abri pour être ensemble, se tenir par la main et attendre, dans un silence stupéfiant, la venue de ce qui nous pulvérisera?

La fin du monde nous colle à la peau, à tous, collectivement. Je me demande comment y survivre depuis quelques temps. Pas dans le sens de rester en vie après la fin du monde, ou pendant la fin du monde, mais plutôt dans le sens de survivre à cette idée même de la fin du monde. Devant cette idée, que sommes-nous, qu'avons-nous à dire, qu'avons-nous à faire?  

Apprendre à vivre avec l’idée de la fin est probablement l’apprentissage essentiel de ceux qui habitent le monde aujourd’hui. Ne pas nier cette idée; ne pas la fuir; apprendre à la regarder, à l’apprivoiser; avoir pour elle du respect, et devant elle de l'humilité, et cependant rester fort, et cependant vivre. Apprendre le courage.

C’est ce que je nous souhaite, du courage ensemble, pour la suite.

Vivons nos vies à l’exacte mesure de l’immensité de la mort qui les porte.

Dessin: Paule Baillargeon

Dessin: Paule Baillargeon

Déferlements

C’est lundi. Je travaille. J’y passe la journée. Je prends des pauses, je pars une brassée de lavage. Je reviens. Je travaille encore. C’est d’un ennui mortel. Je suis devant l’écran et je gagne de l’argent. Quinze minutes de travail pour ma douzaine d’oeufs bio. Trente minutes de travail pour l’activité de la journée pédagogique au service de garde. Une heure et demie de travail pour un plein d’essence. Je me demande comment je fais pour payer tout le reste. En plus, je suis relativement bien payée, imaginez, pour tellement de monde, il faut travailler 30 ou 40 minutes pour avoir sa douzaine d’oeufs bio, mais bien évidemment, quand tu travailles tout ce temps-là pour ça, tes oeufs, sont pas bio.

Quand je prends des pauses, le silence me tombe dessus, celui qui est plein d’abysses. Je sors de l’écran et j’erre. Il y a moi et le monde, je suis dans sa marge. Je ramasse des bas d’enfant par terre et je fais un peu de vaisselle. Je retourne à l’écran. Le vide me suit, le silence aussi.

À la fin de la journée, je n’ai parlé à personne, je suis vidée de toute substance, et j’ai gagné un peu d’argent. C’est terminé, j’ai fait ce que j’ai pu. Je vais chercher le petit. Au service de garde, je me demande ce qu’ont fait les autres de leur temps de travail et s’ils trouvent que la journée qu’ils viennent de passer a du sens.

Nous allons souper chez ma mère. Quand j’arrive chez elle, je suis encore vide et éteinte. Nous sommes ensemble et je fais semblant d’être vivante, alors que je suis morte. Ma mère sait tout et elle me parle patiemment. Elle me parle du film qu’elle a vu hier. Dans ce film, tout est sombre et glauque et lent. Elle me dit comment ce film lui a semblé lourd à regarder puis comment, par petits morceaux, il s’est révélé à elle, dans une force stupéfiante. Soudain, par sa bouche qui raconte, la vie déferle sur moi dans une immense vague. Pendant que j’écoute, mon corps se laisse traverser. Mon sang circule à nouveau et tout reprend finalement de l’ampleur et du sens. Ce que raconte ma mère bouleverse en moi toutes les inerties. Je suis de nouveau vivante.

Je me promets de me souvenir que, toujours, en marge de tout ce qui tente de nous anéantir, la vie déferle. Et qu’en général, il suffit de regarder le monde avec des yeux qui voient.

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Elles - portrait no 3

C’est clair que t’as pas eu de chance, tu vis sûrement dans la rue, en témoignent ton chandail de laine trop grand pour toi, les gros bas dans les vieux souliers, tes longs cheveux gris pas coiffés, ces détails que j’ai à peine le temps de remarquer, vu que tu t’en viens vers nous en bicyclette sur le trottoir. Rendue à quelques mètres de nous tu me regardes pis tu me dis, avec un air franc, et étrangement doux et avenant:

Protège ton enfant madame, j’suis saoûle!  

Tu me prends par surprise et je dis seulement: ok! On se met sur le bord du trottoir. Comme tu passes à côté de nous tu ajoutes calmement «j’ai bu une caisse de bière…» et comme pour appuyer tes paroles je sens l’odeur de l'alcool qui te colle à la peau. Sur ton visage, toujours la même douceur. 

Je t’ai souhaité une bonne journée et je t’ai souri et c’est tout parce que j’avais pas le temps de faire mieux, t’étais déjà loin. Il me semble qu’il aurait fallu plus, j’aurais voulu te connaître mieux, il m’a semblé que toi, tu m’avais tout donné, et que tu avais permis entre nous une sorte de lien vibrant, vivant.

Et comme je t’écris, je regarde par la fenêtre la pluie qui 
commence à tomber et le vent qui fait revoler les feuilles et 
j’espère que tu es à l’abri. 

Journée pédagogique

J’m’ai fait un nouvel ami.

C’est Mathéo tu sais j’avais réussi à lire son nom sur la pancarte dans son cou dans le gymnase.

Mathéo je l’ai consolé à la journée pédagogique dans la cour.

Y’était tout seul accoté sur le mur pis j’étais à côté de lui pis j’me suis rendu compte qu’il pleurait.

Alors je lui ai demandé «Pourquoi tu pleures?»

Il m’a dit que quelqu’un lui avait dit «ça va t’apprendre à pas me suivre» et après il lui a cogné la tête sur le mur de béton.

Fait que je l’ai consolé pis j’me suis occupé de lui toute toute la journée
Je lui dit va boire de l’eau ça va t’aider mais il voulait pas
Je lui dit allez c’est pas grave tu vas bien t'amuser
Mais il voulait voir sa maman pis il avait chaud
Après il m’est arrivé la même chose
Après on a attendu longtemps longtemps pis on a joué longtemps longtemps.

Mathéo y’est pas vraiment excité.

Je le vois chaque fois à l’école après la sieste et pis je lui dis «Allo Mathéo!» et il me dit tout le temps «Je veux voir ma maman et j’ai chaud».

C’est tout le temps ça qui arrive depuis la journée pédagogique.

***

Des fois mon enfant me parle. Il plonge ses beaux grands yeux bruns dans les miens. Son regard est profond comme l’océan. Les mots qu’il dit sortent de sa bouche comme des bouées de sauvetage. Quand il fait ça c’est comme si la vie nous prenait par surprise tous les deux, dans son grand souffle, avec toute sa force et sa beauté.

La vie partout tout le temps, dans la cour d’école grise, dans la lumière qui se prend dedans.

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Vous et moi.

Le café qu’on vient de m’apporter est froid. Parce qu’on l’a fouetté, il fait de petites bulles en surface. Regarder les bulles pétiller m’occupe un court instant. 

Je suis venue ici pour écrire mais je ne sais pas quoi écrire. À ce stade, vous vous dites, comme moi, qu’il n’est pas nécéssaire de publier quoique ce soit quand on n’a rien à dire. Nous nous disons donc la même chose en même temps et voilà au moins quelque chose qui me rapproche de vous. Quand je pense à vous écrire, au fond, c’est seulement pour ça, pour être avec vous, plus près de vous que jamais, quand vous croiser dans la rue m’est insuffisant, quand la nature des liens entre nous me paraît trop fragile; quand il me semble qu’il nous faudrait plus, et mieux. Voulez-vous faire connaissance? est probablement la question que je tente de vous poser ici. 

Sur la piste cyclable qui ondule le long du chemin de fer, on a installé des chaises qui se font face. S’y assoir est un risque: quelqu’un d’autre pourrait venir et nous regarder dans les yeux. Parfois, je rêve d’y passer une journée et d’enfiler les conversations. Vous pourriez me parler, et je pourrais faire votre portrait en mots.

Vous me diriez qui vous êtes, ou ce que vous croyez être; ce que vous voudriez devenir; ce que vous étiez, avant que quelque chose ne vous arrive. Vous me diriez que vous avez chaud depuis cinq jours et je vous parlerais de l’effet que me fait cette chaleur: l’effet d’un piège. Je vous dirais que je fuis ma maison parce que c’est un four et que je me réfugie là où je peux; mais que tout m’oppresse et que l’absence de domicile fixe me donne l’impression d’être en fuite. Vous me diriez que vous êtes pris au piège vous aussi, mais ce ne serait pas le même que moi. Nous nous rendrions compte que tout nous unit, ou que tout nous sépare; nous serions étonnés de l’un ou de l’autre. 

J’ai souvent le goût de vous rencontrer mais je ne sais pas comment faire. Tout le monde dit que nous avons perdu nos aptitudes sociales, le nez dans nos téléphones, mais bien honnêtement je doute avoir jamais eu d’aptitudes sociales. Ce qui est rassurant, c’est que ça ne paraît pas. À ce stade, vous pourriez me dire que vous aussi vous en manquez et je pourrais vous répondre en riant que ça ne paraît pas non plus. Nous deviendrions gênés d’avoir admis notre gêne et le silence s’installerait, pesant. Le train passerait. 

Pour vous faire parler, je vous poserais des questions. Vous les trouveriez banales, mais vous aimeriez y répondre parce qu’au fond, vous auriez envie de vous raconter. Vous me parleriez de votre enfance peut-être. J’aimerais voir se dessiner autour de nous votre récit. Il flotterait dans l’air, votre maison, vos parents, votre autre pays, le voisin qui vous a fait mal, la petite fille qui vous aimait, vous diriez les choses de surface, ou au contraire vous direz des choses épouvantables, terribles, surpris vous-même d’en être capable, et vous me demanderiez de laisser flotter, de ne rien écrire. Ces choses resteraient dans l’air, en suspens, et le train passerait à nouveau. 

Je pense à vous en écrivant aujourd’hui et vous n’avez pas de visage. Par la fenêtre du café, je tente de vous en donner un en regardant passer les gens. Je m’imagine qu’ils sont vous; que vous êtes eux. Un gouffre profond et dense s’ouvre en moi. Comme il est curieux d’imaginer vous rencontrer. Comme il est bon de penser qu’un très mince fil pourrait traverser le vide qui flotte entre vous et moi.
 

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Elles - portrait no 2

J’entre chez elle. Comme beaucoup d’appartements de Rio, le sien semble fait de petites boîtes déposées côte à côte, plafonds bas, pièces sans lien apparent les unes avec les autres. La cuisine est aussi la pièce d’entrée. Une petite table et trois chaises sont coincées entre le réfrigérateur et le four. Il fait très chaud; la soupe mijote sur le feu. Passé la porte, un petit couloir en forme de L mène soit à la chambre, soit à la salle de bain, soit au salon.

Le salon est la seule pièce climatisée de l’appartement, la porte en est donc close. De grandes fenêtres donnent à voir, en face, la favela dont les maisons de carton illuminent un flanc de montagne. C’est beau. Souvent, ce qui est beau est également triste, ce qui est triste est aussi beau, c’est ce que je me dis en regardant, honteusement à l’abri, l’amoncellement de vies humaines cordées sur ce flanc de montagne, tout près, si près.

Je m’assieds sur le divan. Les autres aussi. Je me terre un peu en moi-même, comme souvent quand il faut rencontrer des gens. Je croise les jambes et me prépare à garder le silence. C’est là qu’elle vient me voir. Elle s’agenouille près de moi, plonge ses yeux dans les miens, et me parle. Et toi? demande-t-elle, simplement.

Elle a une cinquantaine d’années, un beau visage très doux, et de grosses lunettes derrière lesquelles perçent des yeux d’une grande intelligence. Elle est petite et fine. Sa main s’est posée sur mon genoux avec un naturel qui me désarme. Toutes mes barrières tombent. Alors que je réponds quelque chose de banal, elle me regarde intensément, et je me sens démasquée. Mes mots vides tombent entre nous, et quand elle a fini de comprendre qui je suis, elle me sourit, se relève et me laisse seule. 

Je reste sur le divan avec l’impression d’avoir été vue et écoutée alors qu’en apparence je n’ai rien montré; rien dit.

D’elle, qui vit dans un petit appartement de Rio, en face d’une favela, d’elle qui a une soupe sur le feu et un salon climatisé, d’elle je garde le souvenir très doux d’une vraie rencontre.  

Elles - portrait no 1

J’ai deux fils, dit-elle. Qui s’occupera de moi quand je serai vieille?

Elle s’affaire dans la cuisine. Elle a la jeune cinquantaine, refuse le blanc dans ses cheveux à grands coups de teinture, fait du sport, cultive un joli corps, comme toutes les brésiliennes. Elle s’affaire dans la cuisine à préparer un repas pour mon fils qui aura faim tout à l’heure. Comme toutes les mères, mais bien plus que moi, elle pense à tout. Dans un plat elle met les pâtes, dans un sac des bananes et des petits biscuits. Elle accepte l’aide que je lui offre.

Je lui explique dans mon portugais de fin de soirée que là-bas, au Nord, les hommes font les choses aussi. Elle trouve cela merveilleux, semble même s’étonner que cela soit possible. Moi aussi je m’étonne de sa réaction, comme si je mesurais dans la seconde l’ampleur du monde qui nous sépare. Vous êtes ingénieuses, dit-elle, de les laisser à eux-mêmes. Elle parle comme dans l’ancien temps. Elle parle des hommes comme si c’étaient des enfants. Elle parle d’égalité comme si c’était impossible ici. Elle a probablement raison, pour l'instant.

J’ai deux fils, dit-elle, et je serai très gentille avec leurs femmes quand ils se marieront, pour qu’elles daignent s’occuper de moi quand je serai vieille.

Elle gère sa maisonnée: sa vieille mère, sa vieille tante, son mari, son fils. Elle a de l’argent. Elle est chanceuse. L’argent se fait rare au Brésil. Elle nous accueille comme rois et reine. Elle sert le café, le pain, le jus de mangue frais pressé, les viandes froides, le fromage frais, les biscuits qu’elle a faits pour faire plaisir au petit, dans ses jolies assiettes de porcelaine russe.

J’ai deux fils, dit-elle, le plus vieux est à une heure d’ici et ne vient jamais me voir, le plus jeune veut partir au Canada.

Tout dans sa voix prend soin. Tout dans son corps prend soin. Tu es triste, lui dis-je, elle me répond que oui, et dans ses yeux passe une légère lassitude.

Ça ne dure pas. La reine de la maison est solide. Je me repose sur elle aussi. Tout le monde le fait.

Coquetteries

Au mois de novembre, l’angoisse m’est tombée dessus avec fracas.

Me voilà donc, après moult visites chez l’homéopathe, le naturopathe, l’acupuncteur, l’ostéopathe et ­­la psychologue, débarquée dans le bureau beige et sans fenêtres d’un psychiatre moustachu portant lunettes qui s’apprête à poser un diagnostic de trouble anxieux. Ceux qui me connaissent ne sont pas plus surpris que moi. 

Conversation.

Lui: Que puis-je faire pour vous madame.
Moi: J’ai un trouble anxieux.

Suivent plusieurs minutes de données confidentielles grâce auxquelles, cher lecteur chère lectrice, nous pouvons tout de suite aller à l'essentiel.

Lui: Le nom de votre mère…
Moi: Baillargeon.
Lui: Votre père…
Moi: Courchesne.
Lui: Ah c’est drôle, complètement québécoise alors.
Moi. Euh, oui?
Lui: Vous êtes vraiment très typée pourtant.
Moi: On m’a dit ça oui.
Lui: De l’amérindien peut-être?
Moi: Quelqu’un a certainement du coucher avec quelqu’un un moment donné oui.
Lui: Quelle tribu?
Moi: Je ne sais pas.
Lui: Ah bon, ça ne vous intéresse pas?
Moi: Euh…
Lui: Et vous faites du jazz.
Moi: Oui.
Lui: Et dans votre jazz trouve-t-on des influences amérindiennes?

Comme il a de la moustache, des lunettes, et qu’il m’a dit être psychanalyste en plus de psychiatre, comme, bref, il a l’air sérieux, mon incrédulité ne cesse de croître. La pièce sans fenêtres me joue-t-elle des tours? Où suis-je? Dois-je vraiment répondre à cette question?

Moi: Euh non… c’est… du jazz… euh…
Lui: Moderne?
Moi: non…. Du jazz… euh…
Lui: Classique alors.
Moi: Disons ça oui.

Un doute s’installe: il me semble que quelque chose cloche qui n’est pas uniquement dû à mon trouble de l'anxiété.

Suivent bien d’autres données confidentielles qui nous amènent au point culminant de la conversation. Tout est terminé: je suis bel et bien anxieuse; il suggérera à mon médecin un médicament à prendre si je sens que j'en ai besoin. Puis-je faire autre chose pour vous madame, non monsieur, merci beaucoup. Puis il me dit.

Lui: Quelque chose me chicote tout de même.
Moi: Ah bon.
Lui: Nous avons parlé de votre manque de confiance, adolescente. Maintenant, que faites-vous pour améliorer votre estime physique de vous?
Moi: (silence)
Lui. Parce que (il fait un grand geste de la main, me désignant dans mon intégralité) je peux voir que vous n’êtes pas très coquette.
Moi: (stupeur)
Lui: Bon vous me direz, ce n’est qu’une visite chez le médecin, mais tout de même…
Moi: (stupeur)
Lui: Vous arrive-t-il de dépenser de l’argent pour acheter des vêtements, des cosmétiques…
Moi: (stupeur)
Lui: Vous savez l’image des femmes est très importante dans la société.
Moi: (stupeur)
Lui: Dans votre milieu, vous devez être en contact avec des coiffeuses, des maquilleuses… elles peuvent vous donner des conseils, vous savez, souvent l’image que l’on a de nous-même est erronée, des professionnels peuvent avoir un bon recul!
Moi: STUPEUR.

Son ton est celui d’un bon père de famille. Il se dit probablement qu’il m’aide. Pendant qu’il se dit qu’il m’aide, moi je me dis ah voilà ce qui clochait! C’est un con en fait! Et je regrette aussitôt toutes les données confidentielles versées en toute confiance dans son oreille poilue.

Ensuite, je m’en vais.

Je ne suis pas moins angoissée.

C’est encore le mois de novembre.

Moi et mon manque de coquetterie allons nous promener dans la rue. Il fait noir, et quelque part dans un local beige et sans fenêtres, quelqu’un qui a des diplômes, une moustache, des lunettes et une opinion sur le jazz amérindien donne à des patients fragiles des conseils des années 50.

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NB - Moi et mon anxiété n’avons pas l’énergie de faire une plainte en déontologie, mais nous allons avertir la clinique qui a référé l’énergumène.

Regarde

Tu me parles tout le temps de concessionnaires.

Ou de cours à scrap.

Ou de garages.

J’aurai jamais une autre passion me dis-tu quand je te demande de me parler de ton deuxième sujet d’intérêt pour changer.

J’ai tendance à te croire, ça fait 4 ans que j’entends parler de ça tous les jours, l’affaire qui m’intéresse le moins au monde, les chars. Tu connais toutes les marques, tous les modèles, t’apprends tes lettres et tes chiffres en lisant les plaques d'immatriculation. Tu commences même à reconnaître les logos des concessionnaires. Tu te fais chum avec tous les garagistes que je paye pour réparer mon vieux bazou. Tout le monde te trouve cute. Aller faire laver l’auto figure parmi tes activités favorites.

Maman regarde un concessionnaire de Honda.

Fils regarde la beauté dans les couleurs des nuages.

Maman regarde une remorqueuse CAA.

Fils regarde comme les feuilles dans cet arbre prennent la lumière.

Aujourd’hui, fin novembre, j’ai passé mon temps à être tannée de me faire parler de l’affaire qui m’intéresse le moins au monde. J’ai été impatiente comme je le deviens des fois, quand rien fait mon affaire, le rythme des autres, la manière des autres, ton rythme, ta manière. J’étais pas bien. Fatiguée. Rancie comme une vielle pomme qui traîne sur le comptoir. Pu capable. C'est pas toi hen, tu sais ben, les adultes, c'est plate des fois surtout au mois de novembre. J'essayais de rester fine pareil.

Maman regarde un transporteur de véhicule qui va à la cour à scrap.

Fils regarde le bleu du ciel.

Ce soir, fin novembre, on arrive dans notre maison vide avec les courses et la noirceur prend toute la place. Je mets de la musique. Ça va mieux. Tu commences à jouer avec tes petites voitures. Je fais à souper. Je fais du ménage avec une sorte de ferveur, comme si tout en dépendait. Je prends des pauses pour te regarder jouer. Des fois t'arrêtes pour danser parce que t'aimes la musique que j’ai mis. T’es beau. T’es de bonne humeur. Tout à coup, la vie revient me voir avec son grand souffle. Tout à coup, je suis aussi heureuse que j’ai été morne toute la journée. Ça se peut pas être heureuse comme ça. En cachette de tout le monde. Parce que la musique est bonne. Parce que tu danses. Parce que le souper est bon. Parce que ma maison est belle. Parce qu’on est bien ensemble.

Maman regarde je fais une course de véhicules.

Mon amour regarde comme on est heureux. 

 

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* Merci à Fred Fortin.

Cher petit

Cher petit,

Je reviens d’une longue tournée demain. À l’aéroport, tu vas venir me chercher, et toutes mes pensées convergent vers cet instant précis où je pourrai enfin te serrer dans mes bras, t’embrasser dans le cou, sentir ton odeur et te dire que je t’aime. Que je t’aime, je t’aime, je t’aime.

Ce n’est pas vrai. Toutes mes pensées convergent vers cet instant précis où le monde que je croyais te léguer a basculé dans l’horreur, la guerre, l’innommable laideur de l’homme. Toutes mes pensées convergent vers toi qui n’a que trois ans et qui pourra, pour quelques temps encore, tout ignorer de cela. Mais pas pour très longtemps. Et moi qui suis ta mère, petit, mère inquiétude, mère amour, je m’excuse, si tu savais. Je n’ai jamais pensé à ça, enceinte, que peut-être que tu vivrais dans un monde de terreur. Je savais que la terre était à bout de souffle et c’était bien assez pour m’inquiéter. Je ne savais pas qu’il faudrait composer au quotidien avec ce monstre terrible, avec la laideur des fous, et apprendre à apprivoiser le vertige, cette idée que tout peut finir à tout moment.

Je suis musicienne comme tu sais petit, ce que je joue n’est pas bien dangereux, en général c’est du swing ou du jazz ou encore des fois du rock n’roll, je ne dis pas de poésie subversive, je ne fais pas dans la chanson engagée, je devrais sûrement, mais tu sais petit, depuis hier, je suis subversive, parce que peut-être qu’à partir de maintenant, ça prendra du courage pour aller donner un spectacle, et du courage pour aller voir un spectacle.

Je sais que la beauté va émerger de partout, petit, tu vas voir, je vais te la montrer. Là, des dessinateurs vont dessiner, là, des cinéastes vont tourner, là, des écrivains vont écrire, et moi je vais faire de la musique, tu vas voir, beaucoup plus et beaucoup mieux qu’avant.

Tu vas voir qu’on va s’aimer beaucoup, aussi. Toutes les histoires qu’on va se raconter, s’inventer pour réenchanter le monde, le soir avant de dormir. On va faire notre lit dans un drapeau blanc, c’est René Lussier qui chante ça dans une très belle chanson, tu vas voir, je vais te la faire entendre, on dansera, ça s’appelle La valse qui console.

Il faut qu’on se console petit. J’aimerais pouvoir te dire que je vais te protéger.

En attendant, à demain à l’aéroport, ton petit corps contre le mien, je me suis tant ennuyé de toi.

Je t’aime,

Ta mère. 

Illustration: Paule Baillargeon

Illustration: Paule Baillargeon


Le déchirement

Stupidement, en devenant mère, je n'ai pas vu venir le déchirement.

Pensées de mère musicienne, court extrait. 

«Quelle chance! 25 jours de tournée en Colombie-Britannique! De bons cachets! De la musique pour gagner ma vie! Un voyage! Quelle horreur! Abandonner mon enfant! Ne pas le voir pendant 25 trop longues journées! Ne pas être là quand il a besoin de moi la nuit! Causer larmes, troubles de personnalité, sentiment d’abandon! Oui mais la nécessité? Comment gagner ma vie, si je refuse? Et que fera le groupe sans moi de toute façon? Oui mais les pères, eux, ils partent! Je le sais, je leur ai demandé! Et le féminisme dans tout ça? Et ma carrière? À quoi bon une carrière? Qu’est-ce qu’une carrière? Et l’argent? Pauvre enfant! Comme je vais m’ennuyer! Survivrai-je à cet ennui? Comment font les pères? J’ai hâte! J’ai peur! Je ne veux pas y aller! Je ne peux pas refuser!»

Finalement, ce n’est pas si mal. Je suis partie, mon enfant a pleuré, mais maintenant, il a l’air de bonne humeur. Je lui tricote des petits foulards que je lui envoie par colis express quand j’angoisse trop, et le temps passe. Pendant que le temps passe, je vois de beaux paysages, je joue de la musique et je gagne ma vie. D’aucuns diront qu’il y a pire.

Heureusement, malheureusement, je suis sur «une lancée». Ce métier que j'ai choisi sans arrière-pensée, tout bêtement parce qu'il me plaisait, me rattrape dans le détour. Autre tournée. Autre déchirement. De plus en plus profond, le déchirement. 

De quelque côté que je me situe sur la feuille de papier déchirée, il y aura toujours de l’autre bord ce à quoi j’ai renoncé, et je regarderai de loin cet autre continent, celui que j’aurai décidé de laisser aller. 

Puis je prendrai mon petit bateau et je ramerai de l'autre côté. Et ainsi de suite, d'allers en retours. Le centre en moi-même. 

Mon petit et son tricot tout neuf, pas plus tard qu'aujourd'hui.

Mon petit et son tricot tout neuf, pas plus tard qu'aujourd'hui.

T'aimer.

Mon petit a presque trois ans. Il me jase. J'apprends de nouvelles choses.

Ce matin alors qu'on marche au chaud soleil de septembre ce verbe fait son apparition dans mon dictionnaire, le verbe t’amour.

Maman, toi tu me t’aime, me dit mon petit.

Oui, je t’aime. Tout t’amoureras, tout le temps, petit, comme tu t’amoures si bien toi-même.

Avec t’amour, ta mère. 

C’est un secret – deuxième partie.

Dans un billet, il y a très longtemps, j’expliquais qu’il fallait ne rien dire, surtout ne rien dire d’un projet. C’était pour lui laisser une chance d’exister, de se mettre au monde, à l’abri des oreilles indiscrètes, parce que, le projet étant paresseux, quand il se sent su, il s’éteint.

L’un d’eux vient d’aboutir. Un projet que je nourris depuis trois ans. Trois longues années de labeur intermittent, de doutes, d’angoisses, de moments de bonheur. J’écris ces mots et les cloches du cliché sonnent glorieuses. Et pourtant le petit objet que je tiens dans mes mains depuis hier, mon premier album, un objet normal tout ce qu’il y a de plus objet, est ce que j’ai accompli de mieux, avec mon propre cerveau, mon propre cœur, et beaucoup d’aide.

Comme on l’a souvent entendu, au début, il y eut la création. Jamais facile, toujours à l’arraché. C’est comme ça quand on a un petit enfant et c’est aussi comme ça que je suis. C’est très (trop?) difficile. J’ai aimé lire, un moment donné cette année, de Fanny Britt en entrevue que pour elle la création était en un mot «pénible». Ça m’a rassurée.

Pourquoi on le fait, d’abord? est la question qui vient au moins une fois par jour. Et pourtant je me souviens du moment où m’est venu ce bout de musique pendant que j’écoutais l’orage au mois d’août dernier dans ma cour. Une épiphanie. Dans mon cas, d’une rareté extrême. Mais c’est fou comme c’est agréable.

Reconnaîtrez-vous l’épiphanie? est la question qu’on se pose une fois qu’on a l’album dans ses mains. Un album, quelle absurdité au fond. Au moins il est entièrement recyclable. Au moins je le trouve beau, avec son petit livret illustré par ma mère. Au moins j’y tenais, à l’objet physique, en vieille nostalgique que je suis, et si j’avais pu, je ne l’aurais fait qu’en vinyle, pour que vous soyez forcés de l’écouter d’un bout à l’autre, et non, comme ne cesse de le suggérer une journaliste culturelle de Radio-Canada, à la pièce selon vos préférences.

Parce que je l’ai tellement réfléchi, cet objet. D’un bout à l’autre, du haut vers le bas, en boucle et à reculons. Parce que rien ne peut être mis à part, parce que tout est lié, parce que c’est un tout. Parce que, l’autre soir, alors que j’étais particulièrement stressée, je l’ai mis dans ma cuisine et qu’au bout de la demie-heure de musique, j’allais beaucoup mieux. Et ça, c’est incroyable, parce que quand même, c’est moi qui l’ai fait. Et donc, si vous me demandez «c’est quoi le genre de musique?», tout ce que je peux répondre, c’est ça: mettez-le dans votre cuisine d’un bout à l’autre le soir alors que votre vie vous sort par les oreilles et calmez-vous.

Il n’est pas parfait. Mais il est né, je l’aime et je fais des métaphores de maternité.

Mesdames et messieurs, voici Paysages du jour tranquille.